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La grande Pléiade de Milan Kundera

Lire Milan Kundera, c’est lire l’histoire du roman – c’est-à-dire l’histoire de l’art du roman, car lui-même ne se lasse pas de souligner que le roman n’est pas un simple genre littéraire parmi d’autres, mais un art autonome, indissolublement lié à la modernité occidentale et qui se distingue par l’attention particulière qu’il porte à l’existence concrète de l’homme dans le monde. Tout roman digne de ce nom est alors la découverte d’un pan d’existence jusque-là dissimulé, et l’histoire du roman, l’histoire de ces découvertes.

Kundera n’est pas un théoricien de la littérature. S’il a écrit quatre grands essais sur cet art qui lui est si cher, de L’Art du roman (1986) à Une rencontre (2009) en passant par Les Testaments trahis (1993) et Le Rideau (2005), c’est avant tout en praticien qui veut nous faire part de ses réflexions et de ses sources d’inspiration. Aussi, son histoire du roman n’est-elle pas un travail d’universitaire, aussi neutre et complète que possible, mais une histoire partielle et partiale qui se veut un univers intime d’écrivain. Au lieu des grands romanciers réalistes et romantiques du XIXe siècle qui ont déterminé l’image actuelle du roman, on ne s’étonnera donc pas d’y voir apparaître des noms comme Cervantès, Rabelais, Diderot, mais également les romanciers d’Amérique latine : Garcia Márquez, Carlos Fuentes. Décidément, ce n’est pas au vraisemblable que s’intéresse Milan Kundera, ni à l’exploration de la psyché humaine.

Dans cet univers qui est le sien, une place importante est réservée à un groupe de romanciers d’Europe centrale n’ayant à vrai dire jamais constitué de groupe et qu’il aime qualifier de sa « grande Pléiade ». Comme les étoiles d’une constellation, Franz Kafka, Robert Musil, Hermann Broch et Witold Gombrowicz étaient des auteurs isolés mais qui avaient une tendance esthétique en commun : tous ont conçu le roman « comme une grande poésie anti-lyrique ».

« La poésie ne se réduit pas au lyrisme, encore moins le lyrisme à la métaphore. » La célèbre phrase de Raymond Queneau, lui-même grand poète du roman, va comme un gant aux quatre romanciers de la « grande Pléiade ». Tous aimaient les métaphores (comme Kundera les aime), tous accordaient une grande valeur à la poésie, à la musicalité de la phrase – mais pas au lyrisme, à cet épanchement du moi qui, depuis le Romantisme, en est venu à dominer la poésie au point d’en devenir synonyme. C’est contre le « style débordant de sentiments » que Kafka, le plus connu des quatre, a écrit son premier roman, L’Amérique. Broch, lui, déteste l’hystérie de Wagner et « l’esprit de l’opéra » en général. Musil se moque du lyrisme qui fait l’essence même de la musique, Gombrowicz fustige la poésie comme genre d’avant-garde par excellence. Et tous quatre ont choisi le roman comme mode d’expression préféré.

Ce n’étaient pas pour autant des écrivains réactionnaires. Simplement, ils n’ont pas voulu suivre la tendance ­– éminemment française, dans la lignée de Rimbaud et des surréalistes – du modernisme lyrique centré sur l’image surprenante reflétant la personnalité unique du poète. Ils y opposent la banalité de la prose, l’humour, la réflexion, l’image que Kundera qualifie d’existentielle parce qu’elle dévoile une situation humaine qui ne pourrait être saisie par d’autres moyens. Ce qui vaut d’ailleurs pour le roman en général : pour Kundera comme pour ses grands précurseurs d’Europe centrale, « la seule raison d’être du roman est de dire ce que seul le roman peut dire ». Ce n’est pas à la vérité scientifique (sociologique, psychologique) que s’intéresse le romancier, mais à la vérité romanesque – c’est-à-dire à la réfutation du mensonge romantique.

Mais attention : « Quand un artiste parle d’un autre, il parle toujours (par ricochet, par détour) de lui-même et c’est en cela que consiste la valeur de son jugement ». C’est encore Kundera qui le dit, à propos de Francis Bacon parlant de Beckett, et cette simple phrase fonctionne à la fois comme une mise en garde et une invitation. Lire Kundera à la lumière de ses exemples dans l’histoire du roman, c’est aussi, et surtout, lire ces exemples à la lumière de l’œuvre kundérienne. Que son entrée dans la Pléiade – l’autre, la Bibliothèque – puisse garantir la fertilité de cette pollinisation croisée.

[Publié dans Magazine littéraire 507, avril 2011, © Martin de Haan.]