La discussion sur la réception de l’œuvre michonnienne au-delà des frontières françaises, je voudrais l’étendre ici à la question des enjeux littéraires de la traduction de cette œuvre. J’essaierai ce faisant de concilier deux points de vue divergents, une perspective externe et une perspective interne aux textes, strabisme qui est le lot de tout traducteur puisque tout traducteur combine la distance d’une position excentrique, étrangère à la culture et à l’histoire littéraire dans laquelle s’insère l’œuvre à traduire, et la proximité d’une fréquentation assidue et pointilleuse de cette œuvre. Autrement dit, il ne suffit pas de ‘bien traduire’; encore faut-il réfléchir sur ce qu’on traduit et sur ce que traduire veut dire. Dans cet effort de réflexivité, le travail de Henri Meschonnic me servira de phare.
Pour mettre en lumière les enjeux de la traduction des textes de Pierre Michon, je propose d’utiliser le terme d’expatriation littéraire. Ce terme pouvant prêter à confusion, deux mises en garde préalables.
Je n’ai pas à l’esprit ici son acception la plus commune, l’expatriation physique de l’auteur, son exil délibéré (on pense aux expats littéraires américains de la lost generation des années 20, les Hemingway, Fitzgerald et autres Pound et Stein). Michon est un auteur ‘bien français’, même s’il ne revendique pas cette appartenance et même si ses références sont cosmopolites et son horizon mondial. Mais on ne peut comprendre son œuvre si on fait abstraction des multiples références historiques et culturelles qui l’inscrivent dans la littérature française.
Par ailleurs, le simple fait de la translation d’un texte dans une langue autre ne semble guère assimilable à un processus d’expatriation. S’il est vrai qu’en étant traduite, une œuvre littéraire quitte le sol natal et déborde le contexte national qui est celui de sa réception première pour entrer sur la scène littéraire extra-nationale, il s’agit là des aléas de l’import-export culturel, dont les paramètres sont non seulement littéraires mais aussi économiques, historiques ou sociologiques. On peut remarquer ici, soit dit en passant, que Michon est relativement peu traduit, au vu de la place prépondérante qu’il occupe dans l’arène littéraire française d’aujourd’hui. Je gagerais que cela tient aussi aux obstacles que ses textes présentent de par les défis purement littéraires qu’ils proposent au traducteurs.
C’est là que je voudrais en venir. Le terme d’expatriation littéraire tel qu’il est employé ici suggère que la mise à distance de l’origine, la rupture entre point de départ et point d’arrivée, sont constitutives de la prose de Michon, qu’elles s’y manifestent à l’intérieur-même de la langue. Cette prose serait le lieu d’une tension, d’une expansion, d’une envergure telles qu’elle oppose à tout effort de recréation des résistances particulièrement fortes.
Tenir les extrêmes
On peut remarquer dès l’abord que le motif de l’expatriation, de l’arrachement au sol natal et à la langue-mère, du bond dans l’inconnu géographique et langagier, est récurrent chez Michon – on pense aux destins d’André Dufourneau et d’Antoine Peluchet, dans Vies minuscules, ou à celui de Rimbaud, dans Rimbaud le fils, pour ne citer que les cas les plus évidents. En outre, le motif est souvent recoupé par celui de l’ambition littéraire – dans Vies minuscules, mythe originel de la venue à l’écriture, la fascination du départ est directement associée au désir de conquête littéraire.
‘La Vie d’André Dufourneau’ est exemplaire à cet égard. Le narrateur se projette dans le « départ de l’enfant avide », voit rétrospectivement son avenir s’incarner dans l’expatriation d’André : « (…) je ne savais pas que l’écriture était un continent plus ténébreux, plus aguicheur et décevant que l’Afrique, l’écrivain une espèce plus avide de se perdre que l’explorateur (…) » (Vies minuscules, 16). Plus explicitement encore, l’espoir d’enrichissement de l’explorateur, illustré par le « poncif de ceux qui partent », j’en reviendrai riche, ou y mourrai, est immédiatement identifié par le narrateur à l’espoir d’accéder à la littérature, la quête d’or assimilée à la quête des mots. Cette quête des mots est donc placé d’emblée sous le signe du départ, de la fuite, du deuil des racines.
Il me semble que la prose de Michon n’aura cessé d’incarner, sous des formes très variées, cette expatriation originelle. Le texte michonnien exhibe une langue littéraire classique mais vampirisée et détournée, comme contenant son propre anticlassicisme. Michon s’en est maintes fois expliqué : l’écriture, pour lui, c’est « tenir les extrêmes »: « Chaque énoncé inclut son contre-énoncé, chaque période stylistique classique est cassée par un accès de brusquerie, de dérision ou d’argot » (Le Roi vient quand il veut, 188) ; et s’il refuse l’étiquette de ‘styliste’, il n’en analyse pas moins de façon tout-à-fait claire les paramètres de son style : « une langue pseudo-classique, un peu dix-septiémiste, un peu flaubertienne aussi, mais comme minée par l’argot, par une certaine dérision violente, surtout sans doute par un je incongru qui bousille de l’intérieur la belle langue universaliste des grands siècles. […] (le patois) travaille en secret mon texte, certaines sonorités, des ellipses, des constructions balourdes, en sont directement issues » (RVQV, 122-123).
Les « extrêmes » que Michon tente de « tenir » sont à l’origine de l’extrême tension de sa prose. Dans les expressions familières se heurtant aux sonorités archaïques, dans l’emphase d’une langue classique ébranlée par les ellipses fulgurantes ou des accents patoisants, dans le choc brutal des registres, on perçoit la « violente liberté » que Michon revendique comme la condition nécessaire de son écriture. Violence et liberté d’une prose plurielle, transfuge, cherchant à réunir dans un même souffle le chant et le blasphème, la noblesse et la vilenie, la pureté et l’impureté.
La voix despotique de la littérature
Celui qui observe la France du dehors, du point de vue d’un pays bas, aux traditions démocratiques basées sur un modèle égalitaire et consensuel, ne peut pas ne pas remarquer à quel point la société française apparaît aujourd’hui encore profondément hiérarchisée, ancrée dans des divisions de classe et de goût qui prescrivent les devoirs et les privilèges de chacun, ancrée aussi dans des oppositions entre métropole et province, centre et périphérie qui continuent d’avoir des accents d’absolutisme. Une des particularités d’une telle société est que les conceptions du noble et du vil, du pur et de l’impur y jouent souvent un grand rôle dans l’imposition des limites propres à chaque rang. À mes yeux, la « violente liberté » que Michon fait sienne pour écrire n’est donc pas seulement celle qui se débarrasse des pairs étouffants pour « entrer à coups de hache dans la littérature » (Trois auteurs, 83), mais aussi celle qui fait éclater la logique sociale prescrivant à tout littérateur une langue et un lexique appropriés.
La transgression des limites stylistiques, la traversée en diagonale de l’histoire des formes et des genres littéraires, me semblent exprimer chez Michon une volonté de faire fi de ces divisions sociales historiquement constituées. Un des signes de cette disposition à l’irrévérence, inséparablement littéraire et sociale, est la remarquable lucidité sociologique dont Michon accompagne sa vision de l’art et sa croyance en la littérature. Un autre en est le goût qu’il affiche, dans l’évocation de son activité d’écrivain, pour les métaphores politiques violentes – la voix « despotique de la littérature » qu’il fait sienne, le « putsch dans le parlement intérieur » qui préside à la phrase, la « pulsion tyrannique d’écrire » et tout l’imaginaire révolutionnaire, dont il resterait à dresser la généalogie.
C’est donc à dessein que, pour tenter de cerner le mouvement créateur qui est à l’œuvre chez Michon, j’emploie le terme très connoté socialement d’expatriation. Pierre Michon s’expatrie dans sa propre langue, un mouvement créateur qui constitue autant une révolution stylistique qu’une conquête géographique et sociale. Cet ‘immigré de l’intérieur’, qui dans Vies minuscules se décrivait comme un « illettré » et un « analphabète », s’est forgé une langue absorbant tous les idiomes, aussi bien celui des dominants que celui des dominés, aussi bien celui de la capitale que celui de la province. La tension du style exprime chez lui une volonté emphatique et iconoclaste d’incorporer tout ce que la langue française, et par son biais la société française, met à sa disposition, par-delà ses divisions et clivages. C’est ce qui lui permet de donner à voir la pureté de l’impur, ou la noblesse du vil, d’user d’un langage ‘riche’ pour des personnages ‘pauvres’, ou de démystifier la grandeur en évoquant ses côtés grotesques et ‘crottesques’.
Traduire Michon
Après cette tentative – très schématique – de dire ce qui dans la prose michonnienne déroute et fascine le lecteur que je suis, j’en viens aux enjeux qu’elle comporte pour qui veut la traduire. Car si l’on peut admettre qu’un mouvement d’expatriation fonde le travail d’écriture de Pierre Michon, ce mouvement devra aussi être à l’œuvre dans le travail d’écriture du traducteur qui veut relever les défis que pose le texte.
Je n’identifie donc pas ici l’expatriation qu’incarnerait la traduction à un simple dépaysement du lecteur, confronté à des décors et des personnages, des références littéraires et historiques, des rituels et des modes de vie qui selon la langue d’arrivée de la traduction peuvent comporter plus ou moins de féerie. Car il ne suffit pas de faire « passer » un texte, comme s’il allait par ailleurs rester égal à lui-même. En dépit du titre de cette table ronde, le traducteur n’est pas un « passeur » – je me réfère ici à Henri Meschonnic, pour qui cette métaphore « complaisante » représente une « délittérarisation » qui retire toute sa spécificité à la chose littéraire. « Ce qui importe n’est pas de faire passer. Mais dans quel état arrive ce qu’on a transporté de l’autre côté. Dans l’autre langue. »[1. Henri Meschonnic, Poétique du traduire, Verdier 1999]
Si Michon s’est expatrié dans sa langue, son traducteur a aussi un voyage à faire à l’intérieur de la sienne. Et il ne s’agit pas ici d’un voyage en TGV entre la ‘langue source’ et la ‘langue cible’, mais de la recherche de la même « violente liberté » à la faveur de laquelle la traduction pourra prendre les apparences de ce discours pluriel, tendu, rythmé, de ce style à la fois classique et anticlassique, que nous pouvons reconnaître comme la facture unique de Michon. Traduire ne fait guère sens si ce n’est pour essayer de susciter une même tension stylistique.
Il faut – c’est là un des axiomes favoris de Meschonnic –, traduire non pas ce que le texte dit, mais ce qu’il fait. Cela signifie que le traducteur doit se garder de simplifier, d’arrondir les angles, de se fourvoyer dans la paraphrase, mais bien plutôt se tenir devant le texte original comme un musicien devant sa partition, résolu à en faire entendre toutes les nuances. Cela signifie aussi que le traducteur doit brasser l’étendue lexicale qui va lui permettre de différencier les registres et de rythmer au maximum son langage. « Le rythme est premier. […] Il est capital d’avoir à sa disposition le stock conceptuel le plus étendu possible: car le rythme, c’est un mélange indissociable d’émotion forte et d’un choix lexical infini. » (RVQV, 206)
Ou bien, pour reprendre la métaphore politique à laquelle je fais allusion plus haut: l’énergie dont l’œuvre de Michon procède, ferveur religieuse ou rage révolutionnaire, exige du traducteur une reconversion au même idéal indéniablement jusqu’au-boutiste. Car il s’agit pour lui non seulement d’accepter le pouvoir despotique de ce souverain mais de s’en faire le relais. Pour traduire Michon, le traducteur doit se faire l’avocat de l’absolutisme – fût-il lui-même issu des provinces les moins enclines à ce système de gouvernement.
C’est dans ce sens qu’on peut dire que traduire Michon n’est possible que si le traducteur accepte de s’expatrier dans sa propre langue – s’il accepte d’insuffler à cette langue une voix, ou plusieurs voix, tantôt princières, tantôt métèques, mais en tout cas toujours ‘venues d’ailleurs’ , de cet ailleurs vers lequel Pierre Michon s’est expatrié pour y relancer la littérature.
On ne se soustrait pas aux apories de la traduction. L’alternative n’est pas de traduire ou de ne pas traduire; Michon non traduit, ce serait comme le café de Dufourneau jamais torréfié, « éternellement vert et arrêté en un point prématuré de son cycle, […] chaque jour davantage d’hier, de l’au-delà, d’outre-mer » (VM, 21). Pour lui rendre son « odorante présence » et permettre à chacun d’y goûter, le traducteur doit se faire torréfacteur. Traducteurs de tous les pays, allumez vos feux !
Ainsi donc : «[…] de koffie was bidprent of grafschrift, een vermaning voor het denken dat al te grif aan vergetelheid toegeeft, bedwelmd als het is en afgeleid door het geroezemoes van de levenden. Gebrand en drinkbaar zou hij zijn verlaagd, ontwijd tot geurige aanwezigheid; eeuwig groen, voortijdig gestuit in zijn cyclus, was hij elke dag meer van gisteren, van de andere wereld, van overzee; hij behoorde tot de dingen die het timbre van de stem veranderen als je over ze praat: die koffie was daadwerkelijk het geschenk van een wijze uit het oosten geworden. »
[paru dans: Pierre Michon. La Lettre et son ombre, textes réunis par Pierre-Marc de Biasi, Agnès Castiglione et Dominique Viart, Collection Les Cahiers de la NRF, Gallimard, 2013; Actes du colloque de Cerisy Pierrre Michon, écrivain, août 2009, © Rokus Hofstede]