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La beauté difficile – quelques problèmes de lecture dans Vies minuscules

Je propose de passer aux Vies Minuscules. Très simplement, je parlerai de quelques problèmes qui pourraient vous intéresser, et quand il y aura lieu, je renverrai à la petite iconographie que j’ai distribuée.

Dans les toutes premières pages, il y a une scène assez cruciale, où il est décrit que la mère porte l’auteur dans ses bras ‘(…) sous le grand marronnier du Cards, à l’endroit où l’on voit déboucher soudain le chemin communal, jusque-là caché par le mur de la porcherie, les coudriers, les ombres; il fait beau, ma mère sans doute est en robe légère, je babille; sur le chemin, son ombre précède un homme inconnu de ma mère.’ Porté par la logique grammaticale, j’ai cru que son ombre se référait à la mère. C’est seulement en me rendant aux Cards que je me suis rendu compte que le chemin communal qui débouche dans le hameau a une orientation sud-est; l’homme venant du côté de Châtelus et la mère sortant avec son enfant de la maison, je me suis réalisé que ‘son ombre’ devait se référer à l’homme: c’est l’ombre de l’homme qui le précède au moment où il est sur le point de rencontrer la mère. Cette explication est évidemment beaucoup plus simple, mais la syntaxe de la phrase la rend opaque ; il est assez curieux d’avoir l’adjectif possessif qui précède celui dont il marque l’appartenance. Donc là je m’étais simplement gouré; il y a pas mal d’occasions où j’ai pu être trompé par une syntaxe moins commune, comme celle-ci.

Deux pages plus loin, je ne comprenais pas très bien ce que voulait dire l’expression l’imperturbable réalisme social des humbles. Il s’agit, peut-être vous en souvenez-vous, de décrire les origines sociales d’André Dufourneau. Michon écrit : ‘Nul ne sait plus s’il fut instruit de cette ascendance fantasmatique, issue de l’imperturbable réalisme social des humbles’. Quand j’entends ‘réalisme’, je pense à un courant littéraire, mais ici il s’agit de tout autre chose. Questionné, Michon expliquait ce réalisme comme ‘l’état intransitif de la société’. Intransitif est une catégorie grammaticale; il y a des verbes transitifs, qui portent sur un objet, et des verbes intransitifs, qui ne portent pas directement sur un objet. Donc pour comprendre le sens de cette expression, ‘état intransitif de la société’, on peut se dire que pour certaines catégories sociales, la société est quelque chose sur laquelle on a une action qui porte, et pour d’autres catégories on n’en a pas. ‘Le réalisme social des humbles’, c’est d’accepter que la société est telle qu’elle est et que l’on ne peut rien y changer – c’est comme ça que j’ai compris cette expression.

D’ailleurs, quelques pages plus loin, presque la même expression revient – ‘intransitif’ est un mot que Pierre Michon aime bien. Il y est dit, à propos du même André Dufourneau, que ‘ce qui l’y appela [en Afrique] fut moins l’appât grossier de la fortune à faire qu’une reddition inconditionnée entre les mains de l’intransitive Fortune’. Donc là, on voit bien l’opposition entre la fortune qu’on peut faire, celle sur laquelle on a un pouvoir, et l’intransitive Fortune, à laquelle on se rend inconditionellement. Moi, je n’ai pas pu rendre ce concept grammatical sans dérouter mon lecteur néerlandais, donc j’ai paraphrasé le mot ‘intransitif’ en parlant d’une reddition ‘aux mains de l’arbitraire de la fortune’, ce qui n’est pas exactement la même chose mais une paraphrase – une traduction de fortune.

Pour la prochaine remarque je voudrais que vous vous reportiez à la photo tout-à-fait au centre, où vous voyez, mais assez floue, l’image du saint nourrissier qui se trouve dans la petite église de Saint-Goussaud et à ses côtés, mais encore plus difficilement visible, le petit taureau de bois admirablement décrit par Michon dans ‘Vie d’Antoine Peluchet’. Il y a un passage d’à peu près une page où cette image est décrite dans le menu détail, dans un souci de véracité et de réalisme tout-à-fait étonnant chez quelqu‘un comme Michon, qui en général ne donne guère dans le pur réalisme. ‘Un saint nourricier de bois peint veille, sa chasuble ingénue d’ancien diacre balayant le flanc noir d’un taureau couché que les gens d’ici appellent le Petit Bœuf, et révèrent: le diacre est le bon Goussaud, ermite vers l’an mille, pâtre exalté ou scholiaste intraitable, fondateur; la robe du taureau est piqué des mille épingles que les filles rieuses, éplorées, maladroites, y plantent en faisant vœu de trouver l’amour, les femmes, […], en souhaitant d’engendrer […]’ et le passage se termine par ‘[…] le regard du saint, ironique et naïf, surplomba l’enfant’. Pour traduire ce passage, j’ai bien fait de faire un pèlerinage à Saint-Goussaud et de prendre cette photo, parce que même si la description est presque photographique, voir qu’elle se vérifie, ça voulait dire pour moi que le reste du bouquin aussi était dans la même veine de vérité.

Un peu plus loin, il y a un passage tout-à-fait intraduisible, où il est question ‘du grenier des Cards’ dans laquelle se trouve ‘la caisse du Châtain’: ‘[…] parmi les Almanachs des Bergers, quelques menus de noces et de vieilles factures accusant réception de barriques ou de cercueil, de bouts de chandelles, trois livres me sont témoins […].’ Mon problème, ici, c’était les bouts de chandelles, expression comme vous le savez bien utilisée principalement dans un sens figuré. Il y a des ‘économies de bouts de chandelles’ dans Eugénie Grandet de Balzac, cette expression veut dire…

Pierre Michon : – C’est très courant !

Rokus Hofstede : – C’est très courant. Mais ça porte sur un sens de l’économie un peu mesquin. Le problème pour moi ici était que ces bouts de chandelles sont énumérés dans une liste où il se trouve aussi des barriques, un cercueil et des livres, des objets très concrets et palpables. Et donc je voulais trouver une suggestion de mesquinerie domestique qui soit en même temps palpable, concrète, dont on puisse imaginer qu’on en fasse des factures, dont on accuse réception. Donc, j’ai complètement délaissé les chandelles et j’ai traduit sans gêne, j’espère que Pierre ne m’en voudra pas : ‘[…] accusant réception de barriques et de cercueils, d’orge et de raisins de Corinthe’. En néerlandais, aussi bien l’orge que les raisins de Corinthe connotent la mesquinerie, l’avarice même. Et comme je pouvais très bien concevoir qu’en Creuse, on fasse une commande de raisins de Corinthe, pourquoi pas, [brouhaha], j’ai un peu changé la phrase.

Une vraie erreur de traduction dont je me suis rendu compte trop tard, ou du moins un sens qui m’avait échappé, c’est dans la description très belle qui est faite dans ‘Vie d’Antoine Peluchet’ de la terrible nuit du départ, ‘[…] un soleil géant poussant les ombres longues’ du père et du fils qui reviennent de faucher. Pour pousser les ombres longues, j’avais compris très littéralement qu’on pouvait imaginer un soleil donnant aux deux hommes des coups dans le dos; c’est seulement beaucoup plus tard que je me suis rendu compte que pousser peut aussi être compris ici comme faire croître, rendre plus longues, comme on dit qu’un arbre pousse un feuillage. Non pas que ça faussait complètement ma traduction, mais je crois que si je l’avais su j’aurais plutôt essayé de rendre cette idée d’ombre qui s’allonge, que d’une main invisible qui pousse les ombres vers l’avant.

Je reste dans la même ‘Vie d’Antoine de Peluchet’. Il y a deux petits points que je voudrais relever dans le même passage : ‘De quoi encore se plaint la nuit, où des chiens s’exténuent, aveugles et tonnants ? Quel vieux drame de famille se perpétue dans la gorge des coqs? L’ombre crossée des fougères s’épaissit dans la montée.’ D’abord, je note au passage que ‘où des chiens s’exténuent, aveugles et tonnants’ est un alexandrin, peut-être légèrement irrégulier mais c’en est un. Non pas que je me sois attaché à repérer tous les alexandrins qu’on peut trouver dans ce texte, parce qu’il y en a pas mal, mais on en trouve aussi chez Michel Houellebecq, des alexandrins. La langue française porte elle-même à en produire. Ce qu’il y a chez Michon, c’est que le rythme y est tellement poussé… J’ai lu ce matin dans le journal local que Denis Podalydès a insisté beaucoup sur l’importance du rythme dans les textes de Michon, et que pour quelqu’un qui les lisait, ça rendait la vie facile parce que le rythme était déjà là, il suffisait de bien l’incarner. Pour ce qui est de l’ombre crossée des fougères, Michon a dû m’expliquer que c’était une façon imagée de décrire les fougères. Pour ceux qui sont nés dans la Creuse, sans doute vous savez que les fougères ont cette belle forme de crosse, mais pour moi qui ne suis ni catholique, ni creusois, je n’aurais pas bien compris cette référence-là. [rires]

Juste un peu après, il y a une belle phrase toute courte, qui montre bien à quel point Vies minuscules se nourrit d’un lexique creusois, enfin campagnard plutôt. C’est dans la description de la fureur désespérée du père Peluchet quand le fils est parti. ‘Quand le brouillard s’élève, les Jacquemin, Décembre, les fils Jouanhaut, […], voient le père seul : il fauche à contre-pente’. ‘Faucher à contre pente’…

Pierre Michon : – C’est moi qui me suis trompé.

Rokus Hofstede : – C’est toi qui t’es trompé!?

Pierre Michon : – Oui, c’est justement la bonne façon.

Rokus Hofstede : – C’est la bonne façon!? Ah, ce n’est pas ce que j’ai trouvé dans mes notes, mon cher! [rires]. Je vais te citer ça tout de suite…

Pierre Michon : – Bon, passe, passe… C’est la bonne façon. Si tu fauches dans le sens de la pente…

Voix d’homme : – Oui.

Rokus Hofstede : – Je croyais que c’était faucher à la transversale qui serait la façon naturelle et que faucher à contre-pente, ça connotait…

Voix d’homme : – C’est comme ça qu’il faut faucher.

Pierre Michon : – C’est comme ça qu’il faut faucher.

Rokus Hofstede : – Ici, c’est comme s’il était tellement furieux qu’il allait dans le mauvais sens… [rires].

Pierre Michon : – Je croyais que c’était le mauvais sens en écrivant, mais c’est le bon sens. Il faudrait le changer dans l’original. Il faut que j’y pense… [rires]

Rokus Hofstede : – Je passe au capulet à la Chardin, qu’arborait Juliette, la mère d’Antoine. Vous voyez deux exemples de capulet à la Chardin dans les deux images peintes. La première est presque un bonnet de femme, la deuxième fait moitié bonnet, moitié casquette de baseball – mais ce qui est drôle, c’est que cette description est utilisée pour décrire une vieille femme. Donc le vieux peintre a imperceptiblement subi un changement de sexe. Il faut déjà que le lecteur soit conscient que ces peintures existent et puisse leur donner une interprétation féminine… Ce n’était pas à ces peintures que tu pensais?

Pierre Michon : – Non, je pensais plutôt, tu sais, il y a des femmes de charge, des domestiques, dans Chardin, parfois. Il me semble que je pensais plutôt à une de ces femmes, en train de servir quelque chose… Mais bon, ‘à la Chardin’…

Rokus Hofstede : – J’ai passé pas mal de temps à trouver si c’était un bonnet, une cape, une capuche, et puis quand j’ai trouvé ces images-là, je me suis dit : bon, on va en faire un bonnet… [rires]

Je passe sur ‘le port de Rochefort où les forçats meurent dru’, un autre alexandrin, mais vers la fin de la ‘Vie d’Antoine Peluchet’ je voudrais relever deux exemples de ce que je n’aurais pas pu comprendre sans l’explication de Pierre. Dans la phrase ‘Quand les chapeaux bordés arrivèrent’ sur le site de la mort de Fiéfié, l’aide de camp d’Antoine, chapeaux bordés est un pars pro toto des gendarmes, qui ont une sorte de bicorne noir avec un bord argenté. Pierre m’a fait un dessin pour me montrer comment ces chapeaux étaient faits. Trois lignes plus loin, ces chapeaux bordés virent ‘dans ce commencement de nuit le vieux à genoux, sans casquette et la ceinture de flanelle défaite pendant sur sa culotte’. La ceinture de flanelle défaite pendant sur sa culotte: là, Pierre a du m’expliquer que les paysans avaient un tissu de vingt-cinq centimètres de large noué autour des reins pour les durs travaux des champs, et que si la ceinture d’Antoine était défaite et pendait sur sa culotte, ça pouvait vouloir dire qu’il était ivre ou bien qu’il était ému, mais que c’était possible aussi d’interpréter ça comme de l’ivresse.

Pierre Michon : – Un grand désarroi.

Rokus Hofstede : – Un grand désarroi. Je passe sur l’expression ‘l’automne dans une odeur de larmes’ parce que je pense que Pierre préférerait que je n’en dévoile pas l’origine, et je finis avec l’avant-dernière phrase de la ‘Vie d’Antoine Peluchet’, ‘les miens ici et là dans du bois pourrissant’, qui est un autre alexandrin implicite, pas très visible ni mis en valeur, légèrement irrégulier aussi, je crois. C’est des choses dont on n’est pas conscient en traduisant mais qu’on voit après-coup, en espérant qu’on a pu tant bien que mal y remédier.

Dans ‘Vies d’Eugène et de Clara’, il y a une phrase qui m’était très obscure : ‘[…] au temps où ‘le masque et le couteau’ deviennent accessoires inutiles, où le seul masque est celui des rides, où le souvenir seul aiguise ses longs couteaux dans les vieilles têtes, ils s’étaient appariés de nouveau’. Je suppose que la plupart d’entre vous connaissent la référence: le masque et le couteau renvoie à un poème de Victor Hugo, ‘Tristesse d’Olympio’, c’est une façon métaphorique de parler des passions de la jeunesse. ‘Au temps où le masque et le couteau deviennent accessoires inutiles’ désigne donc le temps où on ne vit plus les extrêmes de la vie.

Pierre Michon – Les deux vers d’Hugo que j’avais en tête, là, c’est ‘Toutes les passions s’éloignent avec l’âge, / L’une emportant son masque et l’autre son couteau’. Mais ‘le masque et le couteau’, c’est une expression généralement employée, qui dit bien les passions…

Rokus Hofstede : – Pour l’image de la vieille bagnole, c’est une Rosengart, une voiture des années trente. La Rosengart est intéressante parce qu’elle est à l’origine d’un mot argotique, aussi des années trente, la ‘Rosalie’; peut-être que les moins jeunes d’entre vous connaissent encore les Rosalies; c’étaient de toutes vieilles voitures, si j’ai bien compris l’explication que Pierre m’en a donné. Mais pour un jeune lycéen maintenant, lisant ce texte, la phrase ‘l’odeur perçue jadis sur le siège de la Rosalie’, ça peut troubler [rires].

Pierre Michon : – Je ne sais même pas si c’est un mot, la ‘Rosalie’. Ça se dit, pour une vieille voiture? Dans les campagnes, c’était assez cloisonné, et parfois il y avait des idiolectes dans une commune ou deux communes, et ailleurs…

Rokus Hofstede : – Moi, j’ai accepté ‘Rosalie’ comme un mot argotique en général.

Pierre Michon : – C’est bien, c’est bien.