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La violence bridée de Cioran

À la mort de l’auteur franco-roumain E.M. Cioran, survenue en juin 1995, certains commentateurs ne se sont pas arrêtés aux prévisibles éloges mortuaires sur cet ‘orfèvre en vacuité’, ce ‘dandy du doute’, ce ‘chevalier du taste-rien’, mais ont tenté de mettre en relief l’œuvre d’après-guerre, écrite en français, par la confrontation avec les textes d’avant-guerre, écrits en roumain (et seulement traduits en français depuis la fin des années ’80). Ainsi, Ramona Fotiade,[1. Ramona Fotiade, ‘Behind the veil of aristocracy’, Times Literary Supplement, 6-10-1995] dans une généalogie lucide des textes de jeunesse, montre comment les crises nationaliste et religieuse dont Cioran fut secoué dans les années ’30 ont créé le douloureux fond de mémoire que les aphorismes français auraient eu pour tâche de recouvrir; Pierre-Yves Boissau[1. Pierre-Yves Boisseau, ‘La transfiguration du passé’, Le Monde, 28-07-1995.] met en cause l’auto-censure qui préside à la réédition de son pamphlet nationaliste La Transfiguration de la Roumanie (1937), pamphlet nationaliste à forts accents antisémites, d’où Cioran a pris soin de bannir les passages les plus équivoques, et décrit les œuvres françaises comme un palimpseste, ‘des biffures masquant un péché (presque) originel’.

D’autres, tels Edgar Reichmann ou Gabriel Liiceanu,[1. Edgar Reichmann, ‘Le funambule du désespoir’, Le Monde, 28-07-1995, p.12; Gabriel Liiceanu, Itinéraires d’une vie: E.M. Cioran, Éd. Michalon, 1995.] ont voulu faire justice des accusations qui mettaient en question l’engagement de Cioran aux côtés de la Garde de Fer, ce mouvement messianique et fascisant qui connut un grand essor auprès de jeunes intellectuels roumains dans les années ’30; ceux-là invoquent le remords, le repentir, le règlement de compte intérieur avec les errements de jeunesse dont les textes postérieurs montreraient les traces.

Or il devient vite apparent, pour qui approche l’oeuvre de Cioran, qu’une de ses propriétés majeures est son extrême versatilité. Cioran a souvent insisté sur le droit à l’incohérence, voire à la contradiction, et il est hasardeux de déduire une prise de position claire d’une analyse du contenu de ses écrits. Pour ne citer qu’un exemple: l’exclamation ‘Comment ai-je pu être celui que j’étais?’ (dans Écartèlement, 1979), peut apparaître comme l’expression d’un ‘remords infini’ (Liiceanu), mais aussi comme la manifestation d’un thème sur lequel Cioran infiniment varie, la fatalité du fanatisme juvénile – car le fragment se poursuit: ‘Mes emballements d’alors me paraissent dérisoires. De la fièvre dépensée en vain’, et se termine par une généralisation de la catégorie de ‘l’inconcevable’ à l’existence toute entière.

Dans quelle mesure Cioran a-t-il véritablement rompu avec ses engouements d’avant-guerre? Tel aphorisme rejettera en vrac tous les fanatismes; tel autre contiendra des relents de Blut und Boden plus que troublants. Mais peut-être ne doit on pas se laisser entraîner trop vite par les verdicts moraux sur lesquels débouchent les commentaires préoccupés surtout par la ‘political correctness‘ d’un auteur (un terme que Cioran aurait méprisé du fond de l’âme). En se donnant pour but de voir comment l’homme et l’oeuvre ont changé avec le changement des temps, on pourrait tenter à la fois de rendre le jeune Cioran moins diabolique que le veulent ses détracteurs et d’être, vis-à-vis du Cioran mûr, moins indulgent que ses egégètes; on pourrait essayer de voir, au ccœur de l’évolution-même de son style, du pathos exubérant du roumain à l’élégance élliptique du français, l’expression de la violence qui fonde son écriture.

Ce qui frappe d’abord, dans la trajectoire du jeune Cioran, ce sont les parallélies qu’il entretient avec celle d’autres intellecuels roumains du groupe Jeune Génération qui, nés au début du siècle, partagent dans les années 30 un ensemble d’idées, d’idéaux et de filiations politiques. Ce groupe, dont firent partie aussi, à l’origine, Eugène Ionesco et certains écrivains juifs, avait éclaté du fait de l’antisemitisme de la faction nationaliste, dont Cioran, Mircea Eliade et Constantin Noïca. Dans une impressionante étude historique,[1. Leon Volovici, Nationalist Ideology and Antisemitism. The Case of Romanian Intellectuals in the 1930s, Pergamon Press, Oxford, 1991.] Leon Volovici a fourni des éléments qui illustrent le parcours de ces intellectuels, qui soutenaient de leur suffrage, à des degrés divers, les mouvements d’extrême-droite, particulièrement la Garde de Fer, le mouvement fasciste dans sa version roumaine, proche de l’église Orthodoxe. Leur l’engagement politique – et notamment leur antisémitisme – traduisait, selon Volovici, la concurrence qui les opposait, en tant que ‘prolétariat intellectuel’, fils de fonctionnaires issus de la périphérie agraire du pays, à la bourgeoisie urbaine, dans la lutte pour accéder aux positions dominantes dans le champ intellectuel. Pour ce jeune étudiant en philosophie qu’était Cioran, originaire de la Transsylvanie, région périphérique de la Roumanie rattachée à la mère-patrie en 1920 et bercail d’un nationalisme échevelé, la vision torturée d’un avenir de grandeur nationale s’alliait naturellement avec les rêves d’un individualisme heroïque. Volovici éclaire plus en détail la position de Cioran dans ces années d’enthousiasme et de fureur: s’il s’alignait par certains côtés sur les positions prises par les idéologues de la Garde de Fer, il s’en distanciait par d’autres. Ainsi Cioran, qui avait été boursier à Berlin en 1934, admirait Hitler, l’incarnation selon lui d’un ‘culte de l’irrationel’ et d’un ‘nouveau style de vie’, et cultivait un antisémitisme virulent, quoique mêlé d’une admiration équivoque; par ailleurs, il se distanciait de l’esprit Orthodoxe traditionnel qui avait été absorbé par le mouvement fasciste roumain. Ainsi, dans la Transfiguration de la Roumanie (1937), écrit pour se refaire une crédibilité intellectuelle après les blasphèmes contre la religion contenus dans Le Livre des Leurres (1936) et Des larmes et des saints (1937), il se fit le héraut d’un nationalisme revitalisé, fanatique, reposant sur le culte de la force, le messianisme mystique et la xénophobie.

Jusqu’en 1944, l’année où il terminait la rédaction du Bréviaire des vaincus, dernier recueil écrit en roumain quoique déjà produit de l’exil (publié seulement en 1993 en traduction française), c’est la violence de son amour bafoué des origines, de son orgueil humilié, qui alimente ses sarcasmes – apologie de la tyrannie, anathèmes contre Dieu, rage prohétique, dépit d’appartenir à une langue et à un ‘peuple mineur’, inapte à embrasser l’idéal d’héroïsme national que les intellectuels de la Jeune Génération lui faisaient miroiter. Si dans les textes des années ’30 le peuple roumain figure encore comme martyr de l’histoire, se sacrifiant pour une cause universelle – son éveil politique et religieux -, pendant la Seconde Guerre mondiale Cioran se détourne du ‘marasme valaque’ dont il s’est exilé.[1. Faut-il rappeller que son engagement politique s’est néanmoins poursuivi jusqu’en 1940-1941? À l’occasion d’un séjour en Roumanie, Cioran prononce un éloge funèbre de Codreanu, le chef des Gardes de Fer, ce qui lui vaut d’obtenir en 1941 un poste d’attaché à la légation roumaine auprès du gouvernement français de Vichy, comme l’a établi l’historien Zigu Ornea (Le Monde, 28-07-1995) – Cioran lui-même a d’ailleurs nié être retourné en Roumanie après son installation en France à la fin des années 30.] Il n’affirme son appartenance à la Roumanie que pour ‘noyer son orgueil dans la sombre évidence de notre non-être’. ‘Ma fierté souffre de voir ce peuple de serfs bafouer son destin […]. Lui inventer des vocations qu’il démentirait, je ne le peux plus.’ Ainsi, l’on voit, à l’échelle personnelle et littéraire, une transposition de l’échec du réveil national, marquée par la guerre et par la liquidation, en 1944, de la Garde de Fer, que le peuple n’avait pas suivie dans sa rébellion contre le régime dictatorial du général Antonescu.