Comment faire une sélection des meilleurs, tout en instaurant des contrepoids institutionnels qui les empêcheront de s’enfermer dans leurs positions, comme une caste de privilégiés? Comment concilier la confiance politique qui rend possible la libre formation des élites avec la méfiance organisée qui leur imposera des limites? Telle est la problématique qui domine ce livre, combinaison peu orthodoxe d’histoire des idées, d’élaboration théorique et de plaidoyer normatif. Le sociologue Dick Pels y relance la discussion sur l’héritage contesté de Jacques de Kadt, théoricien politique néerlandais qui, dans l’entre-deux-guerres, défendit un socialisme élitiste et intellectuel, dont le moteur serait “l’impérialisme” des “hommes de culture”. Dans son oeuvre maîtresse, Het fascisme en de nieuwe vrijheid (Le fascisme et la nouvelle liberté, 1939), inspiré par le syndicalisme de Georges Sorel et l’élitisme socialiste de Henri de Man, De Kadt tâche de relever le défi porté aux vieilles idéologies, libéralisme et socialisme, par le fascisme, “perversion” d’un “bon noyau”, “le visage, décomposé et paralysé jusqu’à la haine, des désirs et des besoins de notre temps”. De Kadt rejoint par là ce que Zeev Sternhell, dans Ni droite ni gauche, appelle le ‘révisionisme révolutionnaire’, une tradition hétéroclite (incarnée, en France, par Marcel Déat), anti-parlementaire, anti-bourgeoise, cultivant l’héroisme intellectuel, et dans laquelle la révision du marxisme alimente une fascination pour, ou même une identification avec, l’idéologie fasciste naissante.
Sans complaisance pour ce ‘flirt avec le fascisme’, Dick Pels soutient néanmoins que les traits troublants de l’oeuvre de De Kadt – sa théorie ‘nietzschéenne’ des élites, paradoxalement liée à un individualisme intransigeant – sont ceux-là mêmes qui lui confèrent son actualité théorique. Montrant que toute théorie des élites suppose un minimum normatif (en raison de la ‘solidarité naturelle’, en ce domaine, des faits et des valeurs), Pels se fait l’avocat d’une démocratie ‘agonistique’, où les différentiations horizontales (entre différents champs) et verticales (entre masses et élites) seraient plus complexes et subtiles, mais aussi plus marquées qu’elles ne le sont dans nos démocraties parlementaires actuelles. Cette conception dualisée de la différence démocratique et de sa nécessaire ambiguité favoriserait, par la reconnaissance explicite de la distance et de l’inégalité inhérentes à toute représentation politique, une démocratisation plus fondamentale, préalable nécessaire d’un ‘socialisme libéral’ à venir.
On peut espérer que la ‘malédiction natale d’être Hollandais’, comme disait Jacques de Kadt – qui n’a pas pris part au débat de ceux dont les idées l’avaient inspiré – ne s’abattra pas dans une même mesure sur ceux qui prennent sa relève en pensant ‘avec et contre’ lui, comme Dick Pels tente ici de le faire.
- Het democratisch verschil. Jacques de Kadt en de nieuwe elite (La différence démocratique. Jacques de Kadt et la nouvelle élite), Van Gennep, 1993.
[Liber. Revue européenne des livres, 1993/16, © Rokus Hofstede.]